Et si on remettait (vraiment) en réflexion la méthode Kinney ?

Une invitation à repenser notre rapport à l’analyse des risques au travail.

Une fausse sécurité ?

Nous avons tous, chaque jour, des réflexes d’analyse de risques. Avant de traverser une rue, de prendre une décision professionnelle, d’engager une conversation difficile ou de répondre à un e-mail sensible : notre cerveau évalue. Il pèse les conséquences possibles, anticipe les pertes potentielles, identifie les gains envisageables. Bien souvent, cette évaluation se fait à une vitesse éclair et de manière inconsciente.

Cette capacité d’anticipation, nous l’avons tous. Elle est humaine. Intuitive. Alors, pourquoi, dans le monde du travail, continue-t-on à considérer que l’analyse de risques est une affaire d’experts? Pourquoi la confier uniquement au conseiller en prévention ou au responsable QHSE, comme s’ils étaient seuls détenteurs de cette compétence ?

Et surtout : pourquoi continue-t-on à s’appuyer de manière quasi dogmatique sur des outils comme la méthode Kinney, en leur accordant une place centrale dans notre système de gestion des risques… tout en sachant qu’ils ne reflètent pas toujours la complexité du réel ?

La méthode Kinney, en deux mots (et trois facteurs)

La méthode Kinney, développée dans les années 1970, est devenue l’un des outils d’évaluation des risques les plus répandus dans le monde professionnel. Son principe repose sur une équation simple :

Risque = Gravité × Probabilité × Fréquence d’exposition

Cette méthode permet donc d’attribuer un score chiffré à un danger identifié, en combinant:

  • la gravité des dommages en cas d’accident (blessure, arrêt de travail, décès, dégâts matériels…),

  • la probabilité d’apparition de cet événement,

  • la fréquence d’exposition des travailleurs à cette situation dangereuse.

Une fois le score calculé, on le compare à des seuils pour définir si le risque est "acceptable", "tolérable", ou "inacceptable". L’objectif est alors de prioriser les mesures de prévention selon les scores obtenus.

Cette approche donne une illusion d’objectivité. On a un chiffre, donc on a une base rationnelle pour agir. Mais ce chiffre est le fruit d’une subjectivité maquillée en science : comment évaluer vraiment une probabilité d’occurrence ou la gravité d’un dommage sans marge d’erreur ni biais ? Et surtout : est-ce suffisant pour comprendre ce qui se passe réellement dans l’activité de travail ?

Ce que Kinney voit… et ce qu’il ne voit pas

Kinney voit l’évident. Ce que l’on peut imaginer, décrire, catégoriser. Il voit le risque tel qu’il est conceptualisé dans un contexte théorique et statique.

Mais dans les faits, le travail réel est mouvant, instable, soumis à des aléas constants :

  • Une machine tombe en panne à 10h du matin, obligeant les opérateurs à revoir tout leur planning.

  • Une livraison arrive avec une demi-journée de retard, forçant à travailler en urgence.

  • Un intérimaire remplace un collègue absent sans avoir été formé comme il faudrait.

  • Une consigne change discrètement pour répondre à une pression client.

Ces variations non prévues sont le cœur vivant du travail. Et ce sont elles, souvent, qui font basculer une situation de "contrôlée" à "dangereuse".

Kinney fige une photo à un instant T. Il ne voit ni les évolutions rapides du contexte, ni les petits ajustements opérés par les travailleurs pour "faire que ça tienne". Ces ajustements (nécessaires pour continuer à produire) deviennent des facteurs de risque invisibles quand ils s’accumulent, se banalisent, ou ne sont plus discutés.

L’illusion de la maîtrise

Remplir un tableau Kinney peut donner un faux sentiment de sécurité: "Le risque a été évalué, donc il est sous contrôle".

C’est cette illusion de maîtrise qui est dangereuse. Car une analyse de risques, aussi bien menée soit-elle, est toujours temporaire. Dès le lendemain, voire l’après-midi même, elle peut être dépassée par les faits. Un changement d’organisation, une panne, une nouvelle consigne, une fatigue collective : le paysage du risque évolue sans cesse.

En s’appuyant exclusivement sur ce type de méthode, nous risquons de confondre conformité et sécurité réelle. Nous pouvons montrer un tableau pour prouver qu’un danger a été "traité", sans pour autant que les conditions de travail aient été rendues plus sûres sur le terrain.

Le vrai danger n’est pas le risque ou le danger lui-même, mais la croyance qu’on le maîtrise alors qu’on ne l’observe plus.

Évaluer les facteurs de risque, pas uniquement les dangers

Ce qu’il faut interroger, ce ne sont pas seulement les dangers et risques en eux-mêmes, mais les facteurs de déséquilibre. Ce sont eux qui, petit à petit, fragilisent le système, altèrent les marges de manœuvre, réduisent la vigilance, créent des contradictions dans les priorités (produire vite / produire en sécurité, par exemple).

Un bon système de prévention devrait s'intéresser à :

  • La pression temporelle sur les équipes

  • Le niveau de formation et d’expérience réel des opérateurs

  • La capacité à remonter les signaux faibles

  • La qualité du dialogue entre hiérarchie et terrain

  • La flexibilité des procédures face aux situations imprévues

  • Le niveau de préparation collective face aux écarts de fonctionnement

On ne peut pas tout anticiper, mais on peut entraîner les équipes à détecter et gérer les aléas, plutôt que de leur imposer des procédures qui ne laissent pas de place à l’adaptation.

Repenser notre posture en prévention

La véritable question est là : Souhaitons-nous continuer à considérer la sécurité comme un produit fini et parallèle à la production (comme c'est malheureux encore trop souvent le cas), ou acceptons-nous de la voir comme un processus vivant, intégré à la production et au quotidien, qui demande de la vigilance, de la souplesse, et du dialogue en continu ?

En tant que professionnels de la prévention, il est de notre responsabilité de :

  • Créer des espaces de parole sur la réalité du travail quotidien;

  • Favoriser les retours d’expérience, même informels;

  • Mettre en lumière les contradictions dans l’organisation du travail;

  • Ne pas confondre indicateurs et réalité;

  • Dépasser la logique de conformité pour viser la résilience.

Cela implique de changer notre posture : moins prescriptive, plus à l’écoute. Moins focalisée sur la preuve écrite, plus sur les mécanismes qui permettent aux équipes de tenir, de s’adapter, de prévenir collectivement.

Et si on osait autre chose ?

Il ne s’agit pas ici de faire le procès de la méthode Kinney. Elle a ses qualités, sa clarté, sa structure. Elle peut être utile pour initier une réflexion, cadrer une démarche, hiérarchiser des risques évidents.

Mais elle ne peut plus être le cœur de l'approche "sécurité santé". La complexité du travail d’aujourd’hui exige d’autres regards, d’autres outils, d’autres dialogues.

Réduire le risque à un chiffre, c’est oublier que la sécurité se joue dans l’imprévisible. Dans les imprévus du quotidien. Dans les décisions rapides. Dans la capacité des équipes à s’ajuster… ou pas.

Et vous ? Comment abordez-vous les risques dans votre environnement de travail ? Avez-vous déjà vécu cette sensation de "fausse sécurité" donnée par une grille d'analyse bien remplie ? Que faudrait-il changer, selon vous, pour mieux coller à la réalité du terrain ?

Je vous invite à partager vos expériences, vos doutes, vos idées. C’est dans l’échange que naissent les pratiques qui transforment.

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